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Au premier abord, c’est la texture des toiles qui saisit le regard, leur matérialité et leurs coloris ne semblant ni tout à fait de notre époque ni tout à fait des siècles passés. Nous sommes donc face à une énigme temporelle et esthétique. Cette approche de la peinture, à la frontière de l’image vintage et de la scène de genre, fait éclore une ambiguïté à la fois malaisante et attachante. Obsédante même. Sergey Kononov semble vouloir nous confronter à une certaine crudité, voire une cruauté de l’image. Pourtant, ce ressenti n’est pas d’emblée évident. En effet, nous sommes d’abord charmés par cette jeune fille assise au regard mélancolique, les jambes recroquevillées, nouées autour de son petit chat qu’elle chérit et protège ou par ce jeune homme athlétique, à la gaucherie candide, les paupières closes, aussi timide que fier, capté seul dans l’éphémère de l’instant. Il a l’allure d’un James Dean, sur le fil de la beauté et de la décadence. Ambiguïté encore. Plus frontale, nous toisant du regard à la manière de L’Olympia de Manet, une jeune femme est allongée nue sur un fond terreux monochrome dont les nuances moirées peuvent rappeler la matité des fresques pompéiennes. Son corps chante le désir, la pulsion, le temps court, tandis que l’arrière-plan mutique dans lequel elle est prisonnière dit le temps long de l’histoire. Cette dichotomie esthétique interpelle. On est entre l’icône et le réalisme, entre la spiritualité orthodoxe et Balthus, entre Masaccio et Egon Schiele. L’ambiguïté persiste et nous happe. Les corps ici, souvent nus, ou à demi-nus, surgissent de fonds de plus en plus unis et silencieux, de plus en plus chargés aussi, la matière étant appliquée en plusieurs couches sur un gesso blanc-orangé.
L’artiste, à ses débuts, était en effet plus expressionniste, plus fougueux, usant même de la bombe pour camper des décors crépusculaires et tourmentés, hantés par des torses nus, des chiens enragés et des crânes rasés, rappelant, à la manière d’un reportage, la violence du conflit qu’il a senti tout proche en Crimée, en 2014, alors qu’il habitait Odessa, sa ville natale. Son esthétique a ensuite évolué, marquée par son arrivée en France en 2015, son entrée à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de François Boisrond, et surtout un voyage en Italie, à Florence, où il s’imprègne de l’Antiquité et de Botticelli, peintre dont l’artificialité et la modernité des couleurs le fascinent. « Cette peinture a 500 ans mais il y a l’idée de peindre des silhouettes comme des flashs. On ne voit pas d’ombres, c’est en quelques sortes très design, dans le détail des cheveux, des chairs, des corps ». De ce séjour, de l’observation des Primitifs italiens aussi, naît sans doute l’attention particulière à la matité propre à la technique de la tempéra ou à celle du pastel. Sa peinture s’assagit alors progressivement, au sein de scènes domestiques ordinaires. Les vieux films qu’il aime regarder ne sont peut-être pas pour rien dans cet ancrage de l’image dans des tonalités mordorées, inscrite dans un temps qui nous semble suranné, vieilli, anachronique. On pense aux anciennes affiches publicitaires, aux cartes postales d’un autre temps mais aussi aux peintres symbolistes qui tendaient vers ce sentiment de paradis perdu auréolé d’une luminosité artificielle.
Le soin apporté aux nuances campe désormais les corps contorsionnés d’une jeunesse adulte en questionnement, silhouettes tatouées, sensuelles et torturées, incarnation d’individualités troublées par notre époque, ses violences et ses contradictions. Figures prises au piège, dans la mélancolie et l’attentisme d’une génération sacrifiée qui, si elle recherche la relation charnelle ou fraternelle, n’en est pas moins toujours solitaire. On la sent tendue, effrontée, prête à brûler la vie, toujours érotique dans sa fragilité. En filigrane, la jeunesse ukrainienne à nouveau sous le feu des bombes alors que Sergey Kononov est retourné dans son pays à la veille du déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. Un an à Odessa à peindre, à épurer les formes, à étouffer les cris peut-être. Aujourd’hui, ses nouvelles toiles s’aventurent dans le détail coloré de certains motifs, se délectant de certaines formes tatouées sur les corps. Contemporaines et sensuelles. Mais toujours, la nuance des ocres, des rouges, des carmins, des bleus-gris font vibrer sa palette pour mettre en scène ses amis, des modèles proches de lui, dont la présence picturale véhicule un fort sentiment d’intimité qui touche notre regard. On y perçoit un compagnonnage philosophique et esthétique avec le peintre américain Andrew Wyeth (1917-2009) dont Sergey Kononov a enfin pu découvrir les toiles aux Etats-Unis en 2023. « J’ai découvert ses peintures quand j’avais 12 ans. J’ai attendu pendant des années avant de le voir en vrai. C’est le peintre le plus important pour moi » explique-t-il en précisant que tous les grands musées ont acheté ses œuvres en cachette parce que son réalisme mélancolique n’était pas à la mode. La touche subtile de Sergey Kononov a cette même gamme chromatique veloutée qui se loge en dehors des codes et du temps mais se love, persistante et nostalgique, dans notre rétine.
Julie Chaizemartin, journaliste et critique d’art
octobre 2023
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At first, we are hooked by the texture of the paintings; their materiality and colors seem neither quite from our time nor quite from the past. We face a temporal and aesthetic enigma. At the frontier between vintage images and genre scenes, this approach to painting gives birth to an ambiguity that is at the same time uncomfortable, endearing… and haunting. Sergey Kononov seems to be willing to confront us with a certain crudeness - or is it cruelty? This feeling is not immediately obvious though. In the first place, we are charmed by this young girl with a melancholic look, her legs curled up and tied around a little cat she cherishes and protects. We like this ingenuously awkward athletic young man, shy and proud with his eyelids closed, captured alone in an ephemeral moment. He has the look of James Dean, on the edge of beauty and decadence. Ambiguous, again. Gazing at us more frontally, like Manet's Olympia, a young woman lies naked on an earth tone background, whose Moiré nuances can recall Pompeian frescoes matteness. Her body radiates with desire, impulse and short time, while the silent background in which she is trapped tells the long part of the story. This aesthetic dichotomy is striking. We lay in between icon and realism, between orthodox spirituality and Balthus, between Masaccio and Egon Schiele. We are caught up in a persistent ambiguity. Here the bodies are often naked or semi-naked. They emerge from increasingly plain and silent backgrounds, even thicker since several layers of painting are applied on a white-orange gesso.
The artist, in his early years, was actually more expressionist and fiery. He even used spray can, to depict tormented bleak settings haunted by bare torsos, rabid dogs and shaved heads, that somehow recalled the violence of the conflict in Crimea in 2014 - he was then living in his hometown Odessa. His aesthetic then evolved, following his settlement in France in 2015 to enter Ecole des Beaux-Arts in Paris, in François Boisrond’s studio. Later, during a trip to Florence in Italy, he got imbued with Antiquity and absolutely fascinated by Botticelli's unreal and modern tones. “This painting is 500 years old, but already contains the idea of painting silhouettes like flashes. We don't see any shadows and the detail of the hair, the flesh and the bodies are very refined». His stay in Florence, where he observed the Italian Primitives, undoubtedly aroused Kononov’s particular attention to the matt finish, specific to tempera or pastel technique. From then on, his painting gradually quieted, within ordinary domestic scenes. The old movies that he likes to watch may have played a part in the artist’s choice to shade the images in golden tones, referring to a quaint old fashioned time that may seem anachronistic. It conveys images of ancient postcards or advertising posters, as well as symbolist paintings that achieved an impression of ‘lost paradise’ haloed by artificial light.
The care given to shades is now dedicated to painting contorted bodies of a wrestling youth. Tattooed, sensual and agitated silhouettes incarnate disturbed souls facing the violence and contradictions of our time. Their faces are trapped in a melancholic and wait-and-see attitude, that of a sacrificed generation, which - despite carnal and fraternal relationships - is always solitary. They look edgy and bold, eager to live, always erotic in her fragility. Underneath lies a subtile tribute to Ukrainian youth that is once again undergoing war, as Sergey Kononov returned to his country in February 2022, on the eve of the Russian invasion. This year in Odessa was dedicated to painting, refining forms, and perhaps stifling screams. His recent paintings venture into colorful details and new patterns ; they feature contemporary and sensual designs tattooed on the bodies. But his palette still includes vibrating shades of ochres, reds, carmines or blue-grays to depict his close-friends models, conveying a strong and moving feeling of intimacy. A philosophical and aesthetic companionship with American painter Andrew Wyeth (1917-2009) arises. Sergey Kononov could finally contemplate his artworks in the United States in 2023. “I discovered his paintings when I was 12 years old. I waited for years to see them in real life. To me, he is the most important painter”, he says, adding that all major museums bought his works secretly because his melancholic realism was not fashionable then. Sergey Kononov’s subtle touch has the same velvety chromatic range, born out of time and rules but nestled in our retina, persistent and nostalgic.
Julie Chaizemartin, journalist and art critic
octobre 2023